Ce n’est un secret pour personne, le livre numérique prend une place grandissante dans la production littéraire, avec des innovations et des usages visuels nouveaux qui prouvent que le médium commence à se trouver. Beaucoup ont écrit sur la « guéguerre » livre papier vs. livre numérique, les arguments alliant prévisions économiques et prédictions philosophiques. Mon humble avis est que cette concurrence ne sera pas un duel à outrance mais se conclura plutôt par un réagencement de la création artistique et littéraire, numérique et papier trouvant chacun leurs usages propres. Pour des raisons qui ont autant à faire avec les émotions liées au système limbique – ah, la fameuse odeur des bouquins ! – qu’avec la désagréable perspective de voir les éléments abîmer une liseuse électronique, le livre papier a donc encore de beaux jours devant lui.
Mais quid des libraires ? La progression de la
vente en ligne, qu’il s’agisse de livres numériques ou papier, signifie un changement
des pratiques, qui se traduit par une érosion des ventes et une exigence
grandissante des clients en terme de prix et de délais. Les librairies
« réelles » rencontrent donc une nouvelle concurrence et de nouvelles
difficultés.
En Belgique, la situation est loin d’être dramatique.
Des librairies continuent d’apparaître, et certaines ne cessent même de
croître, comme Filigranes à
Bruxelles. Nous semblons continuer à voir le livre comme un objet culturel à
part, du livre pour enfant ou de poche que nous achetons sur un coup de tête au
« beau livre » et à la « grande littérature » placés sur un
piédestal. Devant le challenge que posent toutefois les sites comme Amazon (en
toute honnêteté, le site américain a réussi à s’imposer comme LA référence de
la vente de livres en ligne et a peu de concurrents directs), les librairies
cherchent des solutions adaptées. Les grands groupes, comme la Fnac, semblent
choisir la diversification des produits et des canaux de vente (en boutique
mais aussi en ligne ou via des apps) et donc voués à devenir des sortes de
pendants « physiques » d’Amazon.
À l’inverse, la large proportion d’indépendants qui
composent encore le paysage des librairies belges se sont depuis longtemps
tournés vers la spécialisation. Librairies pour enfants (Le rat conteur, La Parenthèse),
librairies BD (Brüsel, Slumberland), librairies polars (Polars & Co.), librairies en langues étrangères (Sterling Books, Punto y Coma), librairies cuisine (Le libraire toqué, la
librairie-restaurant Cook & Book),
il y en a pour tous les goûts. Même les librairies plus
« généralistes » revendiquent leurs différences : service
personnalisé et « humain » pour Filigranes,
libraires spécialistes (et souvent universitaires, c’est plus classe) chez Molière, sélection subjective et
originale chez Styx, animations et
rencontres chez Tropismes. Le monde
numérique, même s’il apparaît par le biais de la commande en ligne et de
portails dédiés aux ouvrages numériques, reste pour l’instant bien cloisonné
dans le monde de la librairie « réelle ».
Côté anglo-saxon par contre, la situation devient franchement
morose pour les libraires indépendants comme pour les chaînes grandes ou
petites, telles Waterstone’s ou Foyles au Royaume-Uni. Cette dernière
s’est penchée sur la question de son avenir, imaginant une librairie du futur à
l’aide d’architectes, d’éditeurs et de lecteurs. Dans son article « Book
to the Future » paru dans Intelligent
Life, la journaliste Rosanna de Lisle évoque certains projets brainstormés par la firme : distributeurs
de livres (comme ceux pour les snacks et les boissons, pratique quand on tombe
à court de lecture), résidences d’auteurs, espaces de lecture privés, ou encore
mur extérieur tactile permettant d’accéder à tout le catalogue du libraire.
Le magazine a à son tour demandé à différents cabinets
leur vision de la librairie de demain. Certaines idées similaires à celles de Foyles ont émergé, ainsi que d’autres
bien différentes. La librairie devient « galerie » pour Burdifilek,
où la vente de livre se voudrait à thématique temporaire et associée à des
produits liés, afin d’avoir le « luxe » de toucher et acheter sans
avoir à courir d’une boutique à l’autre. Gensler envisage un espace d’achat
rapide avec des présentoirs et, à nouveau, un mur tactile où l’on peut
télécharger directement par code QR, qui se poursuit par une zone où le lecteur
peut s’attarder, conseillé par un « sommelier littéraire » sur la
boisson à consommer avec chaque livre, ou prendre part à un club de lecture.
L’agence 20.20 envisage un espace fermé par un écran géant couvert de listes de
lecture et où se côtoient auteurs – confirmés pour des conférences, novices
pour un stand d’auto-édition – et lecteurs – feuilletant la sélection sur des
présentoirs ou buvant un café devant tapis roulant garni de nouvelles et de
critiques de livres.
© Coffey Architects
Mais c’est le projet de Coffey Architects qui a le
plus impressionné la journaliste, et moi avec elle. Dans un espace
rétrofuturiste, une estrade offre la « performance » d’un auteur ou l’atelier
d’un relieur, ou encore une projection. Le reste de la « librairie »
ne présente presque aucun ouvrage mais permet, grâce à des robots, d’imprimer
le texte de son choix (le sien ou un texte existant), de choisir la couverture,
le papier, l’encre, la police, les illustrations, etc. La fin du pilonnage, une
juste rétribution des auteurs et l’accès à tous les textes jamais écrits (pour
autant qu’ils soient numérisés) : le livre comme objet d’artisanat et d’art
en réponse à la fadeur du livre téléchargé, en somme. En ces temps où la
censure et les trigger warnings (la prévention
contre les passages potentiellement « traumatisants » d’un ouvrage)
font débat aux Etats-Unis, le problème majeur serait donc de garantir l’intégrité
des œuvres. À moins que ce concept ne devienne obsolète, chacun éditant ce qu’il
souhaite ; l’individualisation poussée à son paroxysme ? On n’en est
bien loin, mais cette réflexion sera sans doute un jour pertinente.
Des catalogues tactiles aux robots imprimeurs, des
conférences retransmises en direct aux sommeliers littéraires, des espaces
« multi-produits » aux zones de lecture privées, ces nouveaux usages
– technologiques ou non, mais innovants néanmoins – ne font finalement que
renforcer les rôles déjà joués par les librairies. C’est en effet à la fois sur
le terrain de l’interaction (entre personnes et avec les objets) et de
l’expérience (où les cinq sens sont pris en compte) que la librairie du futur continuera
de faire la différence.
Merci à Thalie Natkiel (responsable Communication et
rayons Jeunesse et BD, Tropismes) et
à Charles Cachelou (directeur, Filigranes)
pour leur collaboration à cet article.